EUROPE (2) , terre d'accueil, naissance et permanence du mythe
Il était une fois Europe
La jeune princesse fit un jour un rêve étonnant où deux continents personnifiés tentaient de la séduire. Le matin venu, pour chasser ce rêve étrange, elle alla avec ses suivantes cueillir des fleurs près de la plage de Sidon.
C'est là que Zeus aperçut la jeune fille jouant avec ses compagnes et il en tomba immédiatement amoureux. Il jugea plus prudent de se métamorphoser en taureau pour échapper à la surveillance de son épouse, Héra, et pour mieux approcher les jeunes filles sans les effaroucher. Il prit la forme d'un beau taureau blanc au front orné d'un disque d'argent et surmonté de cornes en croissant de lune. Il se mêla paisiblement aux jeux des jeunes filles; il se laissa même caresser par Europe, qui, attirée par l'odeur d'un crocus qu'il mâchonnait, tomba sous son charme et s'assit sur son dos.
Mais dès qu'elle fut sur son dos, il se précipita vers le rivage proche. Accompagné par toute une cohorte de divinités marines, de Néréides chevauchant des dauphins et de tritons soufflant dans des conques, il l'amena dans l'île de Crête.
A Gortyne, sous un platane désormais toujours vert (mais d'autres auteurs penchent pour la grotte du mont Dicté où Zeus fut caché pendant sa prime enfance pour échapper à Cronos) ils s'unirent.
Minos, Sarpédon et Rhadamanthe furent les fruits de cette union.
Zeus fit trois présents à sa nouvelle conquête, une robe et un collier;
Un chien, Laelaps, qui ne laissait jamais échapper sa proie;
Un homme de bronze, Talos, dont la seule veine qui irriguait son corps de métal, était obturée par une cheville de métal. Il faisait chaque jour le tour de la Crête et tuait tous les étrangers qui tentaient de débarquer. Ces cadeaux se retrouvèrent ultérieurement en d'autres mains.
Pendant ce temps, son père, Agénor, cherchait partout sa fille. Il décida d'envoyer ses trois fils Cadmos, Phénix et Cilix ainsi que sa femme à sa recherche. Il leur donna l'ordre de ne pas revenir sans Europe et il ne les revit jamais.
Europe donna son nom au continent européen et la constellation du taureau rappelle cette transformation divine.
https://mythologica.fr/grec/europe.htm
D'après
- Apollodore, Bibliothèque: II,1,5 ; II, 5, 7 ; III, 1, 1 sqq ; III, 4, 2
- Hésiode, Théogonie: 357
- Homère, Iliade: XIV,321
- Ovide, Métamorphoses: II,836 sqq
- Moschos de Syracuse, II, (poète du IIe s. av. J.C.; le seul à faire allusion au rêve d'Europe.)
De l'Europe comme modèle dynamique
Le Mot "Europe", dans son évolution, pourrait être considéré comme exemplaire du jeu entre Histoire et imaginaire que j'ai évoqué à plusieurs reprises (dans la construction de l'objet "sorcière" par exemple).
Ici, il s'agit du mot, d'un mot particulier, très présent dans l'actualité, il est habité d'un puissant mouvement d'évolution et de transformation...
En peu de mots, et très exactement en 1'22", Augustin Trapenard 1 retrace ce matin dans Boomrang 2 (France Inter) l'itinéraire d'Europe, polarisée entre Histoire et Imaginaire.
Transcription ci-après son billet, en ouverture de l'émission ; invitée aujourd'hui : Yolande Moreau et ses "beaux mots".
https://www.franceinter.fr/emissions/boomerang/boomerang-03-mai-2017
« D'où vient-il ce mot Europe, que l'on brandit à tout va en ce moment comme un joker, un épouvantail, une carte chance ?
Que nous dit-il précisément ?
Que contient-il au plus profond, ce mot « Europe » qui sans doute nous vient de Ereb, en phénicien qui désigne : « le soir », « le couchant », « l'ouest », « le crépuscule », « l'occident».
L'Europe qui porte donc en elle une vision du crépuscule, du déclin ; Europe qui devient d'ailleurs chez les Grecs anciens une déesse phénicienne, belle femme aimante dont le mythe est associé à un enlèvement, à un rapt, pour ne pas dire un viol.
Cette Europe au terrible destin, nourri d'histoire et de multiples sens – le mot signifie aussi en grec ancien « celle qui a de grands yeux » : est-ce pour mieux te manger, mon enfant, pour mieux te surveiller ? Ou pour mieux te protéger si ces yeux sont bienveillants ?
L'Europe qui voit en long en large et en travers ; l'Europe qui est ouverte au monde, aux autres, à tous, et dont le prisme ne saurait être réduit.
D'ailleurs « Europe » renvoie aussi chez les mêmes Grecs à « la terre » dans ce qu'elle a de plus noble, large, nourricière, Terre sans cesse renouvelée, alors quelque part entre le crépuscule et l'éternelle renaissance, tout ce qu'on dit de l'Europe aujourd'hui est déjà dans son étymologie, qu'on en parle comme d'un joker, un épouvantail ou d'une carte chance..."
1 Augustin Trapenard, ci-devant producteur de Boomerang sur France Inter, est normalien, agrégé d'anglais. Il a enseigné la littérature anglaise de 2006 à 2009 à l'Ecole Normale Supérieure
2 https://www.franceinter.fr/emissions/boomerang/boomerang-03-mai-2017
Les tribulations d'Europe, une histoire contemporaine
L'étymologie n'est pas une science exacte (ma "litanie" à moi puisque, paraît-il, suffirait de ressasser pour que discours devienne vérité).
Dans billet de format très court d'Augustin Trapenard, c'est le télescopage qui fait sens.
Le traitement du mot « Europe » par Trapenard, laisse transparaître les règles fondamentales de l'évolution sémantique du mot, mais pas seulement par les procédés classiques de composition, dérivation... bien connus sur lesquels je passe. Non.
Ici, le sens du mot échappe et se métamorphose, au gré des associations, par glissement progressif, contamination, surgissement, image que le mot tente d'emprisonner mais toujours en fuite, insaisissable dans son ambivalence essentielle.
Telle est la part, très dynamique, de l'imaginaire dans l'histoire du mot.
Aussi, habitée/animée d'un puissant désir de découverte, est-il surprenant qu' Europe/Ariane, évolue dans les Métamorphoses de Christophe Honoré,dévidant le fil rouge de la narration dans le labyrinthe des modernes cités ?
Métamorphoses : ode à l'hybridité - Marcel & Simone - Blog Culture
Christophe Honoré met en scène les Métamorphoses d'Ovide, place alors Europe, Jupiter, Bacchus et tant d'autres dans un cadre spatio-temporel contemporain et livre une adaptation " modernisée "...
http://www.marceletsimone.net/2014/10/metamorphoses-ode-a-l-hybridite.html
En France, une actrice et cinéaste belge : parole/parabole
Dans Nulle part en France, documentaire réalisé dans le Nord de la France, Yolande Moreau filme la dizaine de jours qu'elle a passés dans les jungles de Calais et de Grande-Synthe en janvier 2016 (...). Elle dit :
"L’Europe, c’est un tout en mouvement, c’est la circulation. Mais en ces jours d’élection présidentielle française, on a peur d’une certaine circulation, de certaines personnes. On les a épinglés comme "étrangers", "étrangers" à la France, à l’identité nationale."
https://www.franceinter.fr/culture/yolande-moreau-et-jacques-prevert-etranges-etrangers
L’immigration était déjà un sujet d’actualité dans les années cinquante. "Étranges étrangers" est un poème de Jacques Prévert écrit en 1951 et paru en 1955 dans le recueil La pluie et le beau temps aux éditions Gallimard.
Ce poème, renvoie à la fois au documentaire Nulle part en France, et aussi à son nouveau film De toutes mes forces, qui évoque une jeunesse que l’on ne voit pas souvent, celle des foyers.
ÉTRANGES ÉTRANGERS, Jacques Prévert
Kabyles de la Chapelle et des quais de JavelHommes de pays loinCobayes des coloniesDoux petits musiciensSoleils adolescents de la porte d’ItalieBoumians de la porte de Saint-OuenApatrides d’AubervilliersBrûleurs des grandes ordures de la ville de ParisÉbouillanteurs des bêtes trouvées mortes sur piedAu beau milieu des ruesTunisiens de GrenelleEmbauchés débauchésManœuvres désœuvrésPolacks du Marais du Temple des RosiersCordonniers de Cordoue soutiers de BarcelonePêcheurs des Baléares ou du cap FinistèreRescapés de FrancoEt déportés de France et de NavarrePour avoir défendu en souvenir de la vôtreLa liberté des autres.Esclaves noirs de FréjusTiraillés et parquésAu bord d’une petite merOù peu vous vous baignezEsclaves noirs de FréjusQui évoquez chaque soirDans les locaux disciplinairesAvec une vieille boîte à cigaresEt quelques bouts de fil de ferTous les échos de vos villagesTous les oiseaux de vos forêtsEt ne venez dans la capitaleQue pour fêter au pas cadencéLa prise de la Bastille le quatorze juillet.Enfants du SénégalDépartriés expatriés et naturalisés.Enfants indochinoisJongleurs aux innocents couteauxQui vendiez autrefois aux terrasses des cafésDe jolis dragons d’or faits de papier pliéEnfants trop tôt grandis et si vite en allésQui dormez aujourd’hui de retour au paysLe visage dans la terreEt des hommes incendiaires labourant vos rizières.On vous a renvoyéLa monnaie de vos papiers dorésOn vous a retournéVos petits couteaux dans le dos.Étranges étrangersVous êtes de la villeVous êtes de sa vieMême si mal en vivezMême si vous en mourez.
Dans les multiples versions du mythe d’Europe dont seulement quelques échantillons sont évoqués ici, dans ses métamorphoses au cours des siècles survivent avec une constance remarquable les motifs constitutifs des versions antiques, marquée par l'ambivalence fondatrice des représentations de la déesse Mère, soulignée par A. Trapenard plus haut.
« Les tensions .entre passion et violence, entre la curiosité pour l’ailleurs et l’effroi pour l’étranger, entre la richesse rassurante du passé et les espoirs ou les craintes liés à l’avenir nous montrent souvent Europe, (...) buste tourné vers l’avant, regard vers l’arrière... »
Jacques Lipchitz, l'enlèvement d'Europe, 1938
http://crdp.ac-paris.fr/parcours/fondateurs/index.php/category/le-mythe-deurope