EUROPE (2) , terre d'accueil, naissance et permanence du mythe

Publié le par Catherine Barbé

Il était une fois Europe

Résumé

La jeune princesse fit un jour un rêve étonnant où deux continents personnifiés tentaient de la séduire. Le matin venu, pour chasser ce rêve étrange, elle alla avec ses suivantes cueillir des fleurs près de la plage de Sidon.
C'est là que Zeus
 aperçut la jeune fille jouant avec ses compagnes et il en tomba immédiatement amoureux. Il jugea plus prudent de se métamorphoser en taureau pour échapper à la surveillance de son épouse, Héra, et pour mieux approcher les jeunes filles sans les effaroucher. Il prit la forme d'un beau taureau blanc au front orné d'un disque d'argent et surmonté de cornes en croissant de lune. Il se mêla paisiblement aux jeux des jeunes filles; il se laissa même caresser par Europe, qui, attirée par l'odeur d'un crocus qu'il mâchonnait, tomba sous son charme et s'assit sur son dos.

Mais dès qu'elle fut sur son dos, il se précipita vers le rivage proche. Accompagné par toute une cohorte de divinités marines, de Néréides chevauchant des dauphins et de tritons soufflant dans des conques, il l'amena dans l'île de Crête.

 

A Gortyne, sous un platane désormais toujours vert (mais d'autres auteurs penchent pour la grotte du mont Dicté où Zeus fut caché pendant sa prime enfance pour échapper à Cronos) ils s'unirent.
Minos, Sarpédon et Rhadamanthe furent les fruits de cette union.

Zeus fit trois présents à sa nouvelle conquête, une robe et un collier;
Un chien, Laelaps, qui ne laissait jamais échapper sa proie;
Un homme de bronze, Talos, dont la seule veine qui irriguait son corps de métal, était obturée par une cheville de métal. Il faisait chaque jour le tour de la Crête et tuait tous les étrangers qui tentaient de débarquer. Ces cadeaux se retrouvèrent ultérieurement en d'autres mains.

Pendant ce temps, son père, Agénor, cherchait partout sa fille. Il décida d'envoyer ses trois fils Cadmos, Phénix et Cilix ainsi que sa femme à sa recherche. Il leur donna l'ordre de ne pas revenir sans Europe et il ne les revit jamais.
Europe donna son nom au continent européen et la constellation du taureau rappelle cette transformation divine.

 

https://mythologica.fr/grec/europe.htm

D'après

  • Apollodore, Bibliothèque: II,1,5 ; II, 5, 7 ; III, 1, 1 sqq ; III, 4, 2
  • Hésiode, Théogonie: 357
  • Homère, Iliade: XIV,321
  • Ovide, Métamorphoses: II,836 sqq
  • Moschos de Syracuse, II, (poète du IIe s. av. J.C.; le seul à faire allusion au rêve d'Europe.)

 

De l'Europe comme modèle dynamique 

Le Mot "Europe", dans son évolution, pourrait être considéré comme exemplaire du jeu entre Histoire et imaginaire que j'ai évoqué à plusieurs reprises (dans la construction de l'objet "sorcière" par exemple).

Ici, il s'agit du mot, d'un mot particulier, très présent dans l'actualité, il est habité d'un puissant mouvement d'évolution et de transformation...

La force du nom

En peu de mots, et très exactement en 1'22", Augustin Trapenard 1 retrace ce matin dans Boomrang 2 (France Inter) l'itinéraire d'Europe, polarisée entre Histoire et Imaginaire.

Transcription ci-après son billet, en ouverture de l'émission ; invitée aujourd'hui : Yolande Moreau et ses "beaux mots".

https://www.franceinter.fr/emissions/boomerang/boomerang-03-mai-2017

« D'où vient-il ce mot Europe, que l'on brandit à tout va en ce moment comme un joker, un épouvantail, une carte chance ?

Que nous dit-il précisément ?

Que contient-il au plus profond, ce mot « Europe » qui sans doute nous vient de Ereb, en phénicien qui désigne : « le soir », « le couchant », « l'ouest », « le crépuscule », « l'occident».

L'Europe qui porte donc en elle une vision du crépuscule, du déclin ; Europe qui devient d'ailleurs chez les Grecs anciens une déesse phénicienne, belle femme aimante dont le mythe est associé à un enlèvement, à un rapt, pour ne pas dire un viol.

Cette Europe au terrible destin, nourri d'histoire et de multiples sens – le mot signifie aussi en grec ancien « celle qui a de grands yeux » : est-ce pour mieux te manger, mon enfant, pour mieux te surveiller ? Ou pour mieux te protéger si ces yeux sont bienveillants ?

L'Europe qui voit en long en large et en travers ; l'Europe qui est ouverte au monde, aux autres, à tous, et dont le prisme ne saurait être réduit.

D'ailleurs « Europe » renvoie aussi chez les mêmes Grecs à « la terre » dans ce qu'elle a de plus noble, large, nourricière, Terre sans cesse renouvelée, alors quelque part entre le crépuscule et l'éternelle renaissance, tout ce qu'on dit de l'Europe aujourd'hui est déjà dans son étymologie, qu'on en parle comme d'un joker, un épouvantail ou d'une carte chance..."

 

 

 

1 Augustin Trapenard, ci-devant producteur de Boomerang sur France Inter, est normalien, agrégé d'anglais. Il a enseigné la littérature anglaise de 2006 à 2009 à l'Ecole Normale Supérieure

https://www.franceinter.fr/emissions/boomerang/boomerang-03-mai-2017 

Les tribulations d'Europe, une histoire contemporaine

Du mot à l'image

L'étymologie n'est pas une science exacte (ma "litanie" à moi puisque, paraît-il, suffirait de ressasser pour que discours devienne vérité).

Dans billet de format très court d'Augustin Trapenard, c'est le télescopage qui fait sens.

Le traitement du mot « Europe » par Trapenard, laisse transparaître les règles fondamentales de l'évolution sémantique du mot, mais pas seulement par les procédés classiques de composition, dérivation... bien connus sur lesquels je passe. Non.

Ici, le sens du mot échappe et se métamorphose, au gré des associations, par glissement progressif, contamination, surgissement, image que le mot tente d'emprisonner mais toujours en fuite, insaisissable dans son ambivalence essentielle.

Telle est la part, très dynamique, de l'imaginaire dans l'histoire du mot.

Aussi, habitée/animée d'un puissant désir de découverte, est-il surprenant qu' Europe/Ariane, évolue dans les Métamorphoses de Christophe Honoré,dévidant le fil rouge de la narration dans le labyrinthe des modernes cités ?

Image, images

En France, une actrice et cinéaste belge : parole/parabole

Dans Nulle part en France, documentaire réalisé dans le Nord de la France, Yolande Moreau filme la dizaine de jours qu'elle a passés dans les jungles de Calais et de Grande-Synthe en janvier 2016 (...). Elle dit :
"L’Europe, c’est un tout en mouvement, c’est la circulation. Mais en ces jours d’élection présidentielle française, on a peur d’une certaine circulation, de certaines personnes. On les a épinglés comme "étrangers", "étrangers" à la France, à l’identité nationale."

https://www.franceinter.fr/culture/yolande-moreau-et-jacques-prevert-etranges-etrangers

Yolande, étrange étrangère, tellement au monde !

 

 L’immigration était déjà un sujet d’actualité dans les années cinquante. "Étranges étrangers" est un poème de Jacques Prévert écrit en 1951 et paru en 1955 dans le recueil La pluie et le beau temps aux éditions Gallimard.
Ce poème, renvoie à la fois au documentaire Nulle part en France, et  aussi à son nouveau film De toutes mes forces, qui évoque une jeunesse que l’on ne voit pas souvent, celle des foyers.

 

En France, tout finit toujours par une chanson...

ÉTRANGES ÉTRANGERS, Jacques Prévert

Kabyles de la Chapelle et des quais de Javel
Hommes de pays loin
Cobayes des colonies
Doux petits musiciens
Soleils adolescents de la porte d’Italie
Boumians de la porte de Saint-Ouen
Apatrides d’Aubervilliers
Brûleurs des grandes ordures de la ville de Paris
Ébouillanteurs des bêtes trouvées mortes sur pied
Au beau milieu des rues
Tunisiens de Grenelle
Embauchés débauchés
Manœuvres désœuvrés
Polacks du Marais du Temple des Rosiers
Cordonniers de Cordoue soutiers de Barcelone
Pêcheurs des Baléares ou du cap Finistère
Rescapés de Franco
Et déportés de France et de Navarre
Pour avoir défendu en souvenir de la vôtre
La liberté des autres.
 
Esclaves noirs de Fréjus
Tiraillés et parqués
Au bord d’une petite mer
Où peu vous vous baignez
Esclaves noirs de Fréjus
Qui évoquez chaque soir
Dans les locaux disciplinaires
Avec une vieille boîte à cigares
Et quelques bouts de fil de fer
Tous les échos de vos villages
Tous les oiseaux de vos forêts
Et ne venez dans la capitale
Que pour fêter au pas cadencé
La prise de la Bastille le quatorze juillet.
 
Enfants du Sénégal
Départriés expatriés et naturalisés.
Enfants indochinois
Jongleurs aux innocents couteaux
Qui vendiez autrefois aux terrasses des cafés
De jolis dragons d’or faits de papier plié
Enfants trop tôt grandis et si vite en allés
Qui dormez aujourd’hui de retour au pays
Le visage dans la terre
Et des hommes incendiaires labourant vos rizières.
On vous a renvoyé
La monnaie de vos papiers dorés
On vous a retourné
Vos petits couteaux dans le dos.
 
Étranges étrangers
 
Vous êtes de la ville
Vous êtes de sa vie
Même si mal en vivez
Même si vous en mourez.
 
... mais tout est toujours à recommencer

 

Dans les multiples versions du mythe d’Europe dont seulement quelques échantillons sont évoqués ici, dans ses métamorphoses au cours des siècles survivent avec une constance remarquable les motifs constitutifs des versions antiques, marquée par l'ambivalence fondatrice des représentations de la déesse Mère, soulignée par A. Trapenard plus haut.

« Les tensions .entre passion et violence, entre la curiosité pour l’ailleurs et l’effroi pour l’étranger, entre la richesse rassurante du passé et les espoirs ou les craintes liés à l’avenir nous montrent souvent Europe, (...) buste tourné vers l’avant, regard vers l’arrière... »

Jacques Lipchitz, l'enlèvement d'Europe, 1938

http://crdp.ac-paris.fr/parcours/fondateurs/index.php/category/le-mythe-deurope

 

 

 

Publié dans JOURNAL

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